A l’intersection de la “fabrication” de la Ville et de la transformation de nos métiers d’architectes, existe un exemple majeur naissant depuis une dizaine d’années, celui des “alternatifs” urbains qui articulent ces deux questionnements d’un même trait.
Qu’y a t il, en effet, de commun entre la raréfaction mondiale des financements publics nationaux, impactant urbanisme et architecture publique, et ces nouvelles pratiques dites “alternatives” ? Question qui dépasse notre territoire national à l’image de la ville de Détroit, devenue la figure emblématique d’une possible régénération par des choix “alternatifs”[1] mais question d’autant plus importante en France du fait de l’importance du modèle d’action créé et du fait que les marchés publics furent les pourvoyeurs de nombres de commandes et de formations concomitantes de structures légales d’architecture.
Un triple questionnement est sous-jacent : est il toujours possible d’intervenir et de proposer un “savoir faire” dans l’espace public sans forcément se tourner vers le privé ? Comment se structurer pour faire face aux aléas actuels de la commande ? Est il possible de pérenniser de telles actions et par là même de créer une structure “professionnelle” les soutenant ?
A la première question, la réponse des collectifs “alternatifs” est évidente : non seulement il est encore possible d’intervenir dans l’espace public mais surtout il s’agit de faire avec le public et pour les citoyens. Re-donner de l’intérêt à un espace, ré-articuler un espace interstitiel, une friche, dont aucune des qualités n’est suffisante pour la nommer “espace public” et l’ouvrir à tous, en faire un espace d’échange et de partage, aussi éphémère soit il: telle est la première démonstration faite par les “alternatifs urbains” d’une faisabilité rêvée puis réalisée.
A la deuxième question, celle d’une structuration, les “alternatifs” urbains proposent la figure du collectif. Mouvante, faite d’arrivées et de départs d’individualités autour d’un noyau fondateur, cette structure, agissant par projet, semble une réponse hypermoderne aux aléas de la commande.
Ces structures et les individualités portées ont, en effet, des traits communs avec la modernité hyperbolique ne serait-ce que par la multiplication des modalités “auto”- (auto évaluation, autogestion, autoréférence, autodidacte, autonomie ). L’hypertextualisation, notion développée par François Ascher[2] pour comprendre l’hypermodernité , explique d’une part le feuilletage des champs d’intervention des collectifs (urbanisme, graphisme, vidéo, architecture, paysagisme, promotion, sciences humaines) dont la multidisciplinarité leur permet une nouvelle forme d’accès à la commande : le “Hacking[3] de projets”, le fait de répondre à des appels d’offre qui ne sont pas stricto-sensu leur champ d’intervention professionnel.
L’hypertextualisation explique d’autre part le fonctionnement des liens nationaux et internationaux par la création de référents communs inter-collectifs (ville inclusive,ouverte, joyeuse, citoyenne, horizontale) : véritables hashtags[4], ces hyperliens référents structurent un réseau hybride physique et numérique, nommé écosystème, et qui dépasse largement les seules structures formées par les collectifs. Car ces collectifs sont à la fois ancrés territorialement par la création d’espaces de travail partagés (qui pourraient s’apparenter à une “agence” s’ils n’étaient fondamentalement ouverts sur la ville à l’image de l’Ambassade du Turfu du collectif ETC à Marseille[5]) mais sont capables dans le même temps de déterritorialiser leur savoir-faire par la formation de prototypes, rejoignant par là le champ du design et du design-thinking[6]. Telle est donc la deuxième démonstration des collectifs : capables de ré-articuler l’hypermodernité, se revendiquant glocaux, ils ont ouverts de nouveaux champs d’action et de nouvelles disciplines (maîtrise d’usage, design civique[7], urbanisme transitoire) mais aussi un savoir-faire d’auto-construction fondé sur un refus des technologies propriétaires.
A la troisième question, sur la pérennité des actions des “alternatifs” urbains et par là même sur la pérennité des structures développées par les collectifs, il semble évident aujourd’hui que les pouvoirs publics ont compris les enjeux d’un tel urbanisme en parfaite adéquation avec le “communicationnel” des métropoles en quête de singularité coopétitionnelle. L’alternatif urbain s’institutionnalise aussi par la voie éducationnelle et la création récente, à l’Ecole d’Architecture de Nancy, d’une formation dédiée : «l’Atelier National des Collectifs d’Architecture ».
Il n’en reste pas moins que ces pratiques “alternatives” restent fragiles et rares sont les structures qui puissent rétribuer leurs salariés, s’ils existent, au delà du SMIC ; d’où la nécessité de l’apport d’un bénévolat conséquent et des “coups de mains” réguliers inter-collectifs. La problématique de la pérennité tient aussi en une volonté de s’écarter d’une certaine légalité qui, par la triade “maitre d’oeuvre-maitrise d’ouvrage – constructeur” qu’elle suppose, diminue le champ des possibles avec, en prolongement, un doute sur toute intégration à une structure ordinale. Cependant, ces collectifs ont un besoin de légalité, ne serait-ce que par la nécessité d’assurances professionnelles qui couvrent rarement les interventions hybrides et la nécessité de conseils juridiques. Alors peut être, le permis de faire sera-t-il le moment où se croiseront une possible légalité des actions tout en gardant une indépendance du Faire ? Nous le souhaitons car non seulement nous avons beaucoup à apprendre de ces collectifs mais surtout car la formation de solutions “alternatives” est issue d’un fait générationnel qui doit nous questionner, en retour, sur l’évolutivité possible des structures professionnelles et ordinales mises en place ne semblant plus croiser les envies des jeunes architectes et urbanistes . A une époque où nous formons 2 213 diplômés ADE et 1 202 diplômés au titre de l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en son nom propre[8] chaque année, gageons que tout ne fait que commencer.
Nicolas Monnot, architecte, co-gérant de Archivox, co-fondateur de Common.langage, designer civique, membre de Civicwise, membre du comité d’action de la MAIDF
[1] Henri Briche, « « Urbanisme d’austérité » et marginalisation des acteurs publics d’une ville en déclin : le cas de la rénovation urbaine à Detroit », Métropoles ,URL : http://metropoles.revues.org/5267
[2] F. Ascher, La société hypermoderne, Éditions de L’Aube. Coll. Essais, 2005.
[3] Le hacking est entendu ici comme une recherche permettant de contourner les protections d’un système
[4] Marqueur de métadonnées couramment utilisé sur Internet où il permet de marquer un contenu avec un mot-clé partagé
[5] http://www.hyperville.fr/quinzaine-douverture-de-lambassade-du-turfu-16-280117-marseille/
[6] Le Design Thinking est une approche de l’innovation qui se veut une synthèse entre la pensée analytique et la pensée intuitive. Il s’appuie sur un processus de co-créativité impliquant des retours de l’utilisateur final.
[7] Le Design Civique vise à promouvoir et à développer les dynamiques collaboratives et participatives dans le but d’élaborer des solutions collectives pensées et réalisées pour le bien d’une communauté. https://designcivique.org/
[8] Ordre des architectes, Observatoire de la profession d’architecte, archigraphie, 2016