Froufrou d’hier et d’aujourd’hui

- par Dominique Tessier, architecte, conseiller national de l'Ordre. Transformons nos métiers !

En 1917, Mexico était la capitale où l’on respirait l’air le plus pur du monde, où, au bout des grandes rues centrales, se dressaient les cimes enneigées des volcans, où les patios intérieurs des anciens hôtels espagnols bruissaient les fontaines et le froufrou léger des colibris. Foin de simulation thermodynamique, foin de RT, BIM et labels,….l’habileté d’un tracé manuel a fécondé la nature pour devenir un patrimoine remarqué.

En 2017, 1,5 % des gaz à effet de serre du monde sont produits par l’agglomération de Mexico où, avec Pékin, la circulation automobile est la pire au monde.  Et Mexico n’est pas une exception, les grandes métropoles du monde et de France lui emboîtent le pas sur ce mauvais versant. Homothétiquement, en cent ans plusieurs générations d’architectes ont servi le développement de ces sociétés en contribuant parfois à la réalisation de leurs plus beaux atours, parfois au contraire en participant à la création de quartiers stigmatisants, parfois aussi en sombrant dans la banalité. L’architecture est un engagement[1], quelle que soit la commande, quels que soient les outils du moment. L’engagement culturel, social et technique de l’architecte affranchit l’architecture des contingences du moment ; le manque d’engagement subordonne et plie l’architecture aux contingences. La société digitale qui est advenue provoque d’extraordinaires changements ; la technique numérique est le facteur le plus puissant d’une dynamique de transformation des représentations et de la communication entre métiers. Cette dernière peut offrir une nouvelle chance aux architectes de se replacer dans le processus de fabrication de la ville mais toujours à condition « d’engagement » car au travers des techniques numériques des processus de décision peuvent jouer en leur faveur ou leur défaveur. Les mécanismes et les tendances de ces processus s’appuient sur la puissance, la vitesse et le temps ; il faut s’efforcer de les rendre intelligibles par une attention méticuleuse envers leur complexité technique et les intentions de ceux qui les maîtrisent.

En 2003, une exposition au Centre Georges Pompidou, « architecture non standard », mettait en scène douze agences internationales qui avaient développé une recherche et une mise en application des outils numériques pour la conception, la production et la distribution d’éléments constructifs de l’architecture. Ce que nous révélait cette exposition c’est qu’allait advenir une continuité entre la conception architecturale et la production des bâtiments qui permettrait, au travers des outils numériques, d’envisager une nouvelle forme d’industrialisation du bâtiment qui lèverait l’obstacle de la standardisation et de la production en série prévalant jusqu’à la fin du XX° siècle. Quatorze années plus tard, l’actualité d’« Architectures non standard » persiste. L’outil numérique est entré dans toutes les agences d’architecture et dans les Ecoles d’architecture ou de design. Le numérique a engendré une révolution formelle, mais surtout un changement dans le processus de conception. Le terme « non standard » dans le domaine architectural s’applique à la fois à la forme des ouvrages et aux pièces préfabriquées, non répétitives et souvent complexes que l’architecture numérique permet de réaliser. Alors que les grandes théories du XXème prônaient plutôt une fabrication en série d’éléments standards et donc une certaine rapidité de la construction, les préoccupations actuelles sont autres. Les formes générées par les outils numériques nécessitent parfois des technologies avancées pour être édifiées[2]. La préfabrication apparaît ainsi comme une solution, un outil permettant d’obtenir de nombreuses variations et les éléments « non standard » d’un projet. La problématique de la rapidité persiste aussi de façon sous-jacente dans cette recherche d’efficacité. Cette nouvelle manière d’envisager la continuité entre conception et fabrication se rapproche des process en œuvre dans l’aéronautique[3] parce que le lien entre conception numérique et réalisation sur les chaînes de production est fort. A ceci près que l’architecte n’est pas dans un processus intégrant conception et réalisation dans une même entreprise maîtrisant toutes les données et tous les moyens de conception et de production. Ce constat emporte avec lui la nécessité pour les architectes d’investir une stratégie de développement professionnel en rapport avec l’offre industrielle et leurs propres objectifs et ambitions. La taille des projets, la nature des programmes que l’architecte pourra désormais aborder ne dépend plus seulement de son talent et de sa pensée ; une homothétie entre la taille et les caractéristiques des structures professionnelles, moyens humains et techniques, s’est imposée au travers de la mise en place des outils numériques. Elle sera parachevée avec le « Building information modeling ».

Dans la conception numérique d’aujourd’hui, les sensations futures sont inscrites dans l’espace de représentation ; le froufrou des colibris s’entend désormais dans la modélisation d’IMovie ; il est accompagné de l’éclat transparent de la rosée du matin sur les brins verts des pelouses, des rayons du soleil percent les cumulus pour mettre en valeur une façade d’édifice situé à flanc de vallon au dessus de l’océan dont l’écume des vagues et les changements de couleurs mettent en valeur le projet,… Les déblais et remblais ont été calculés, les structures sont optimisées aux normes « Eurocodes », la simulation thermodynamique permet l’anticipation des effets de masque, la mesure des consommations, l’enchaînement des phases de construction, etc, etc, etc. Ainsi en un siècle, l’espace de représentation dans lequel le dessin d’architecture traduit la sensibilité humaine envers l’environnement qu’il transforme est devenu un peu moins ésotérique et plus savant encore. L’hyperréalisme des images paraît rapprocher l’architecture qui n’est pas encore bâtie des rêves les plus réalistes comme les plus fous avec une fiabilité et une précision que l’industrie relaie avec empathie.

La puissance des techniques numériques permet également la diffusion en temps réel des informations et des images. L’exigence de qualité envers les professionnels est ainsi sans cesse tirée vers le haut quel que soit le lieu d’où émane la commande. Les besoins des territoires et de leurs habitants sont d’une extrême variété, ceci nécessite que la profession continue elle-même de présenter une grande variété de services dans un maillage géographique serré. Ceci suppose des structures d’agences variées en tailles et en compétences sur des bassins économiques souvent très contrastés. Cela requiert des sociétés à compétences multiples, architecture, urbanisme, paysage, ingénierie environnementale, design… pour répondre aux commandes complexes et de grande taille aussi bien qu’à la commande individuelle et occasionnelle. Ce n’est qu’à cette condition que la banalité laissera la place à la qualité.

L’identification des stratégies efficaces, résistantes aux crises et aux variations de la commande à toutes les échelles de structures est nécessaire. Quelles combinaisons  de moyens humains, d’équipements, d’organisations produisent une architecture engagée, de qualité et une activité rentable ? Parmi les fleurons d’entreprises, plusieurs types de stratégies économiques permettent à des architectes de se donner les moyens de leurs ambitions et de résister aux crises ; desquels d’autres pourraient s’inspirer… Par exemple, Philippe a débuté avec Alain en libéral, puis ils ont créé leur société et aujourd’hui un groupe pluridisciplinaire (Architecture, urbanisme, design, ambiance, ingénierie, assistance à maîtrise d’ouvrage, rénovation énergétique) ; Philippe, Christine, Pierre et Olivier ont mélangé leur clientèle publique et privée ; Christian a créé sa première agence avec un ami économiste de la construction, désormais il dirige en plus de celle-ci 8 autres entreprises dans le secteur de l’immobilier ; Pierrick et Philippe ont développé pendant plus de 20 ans une agence d’architecture et d’urbanisme parce que pour eux « l’un ne va pas sans l’autre » et désormais se séparent pour faire œuvre séparément… La volonté de dépasser l’individualité au profit du dialogue afin de transformer l’addition des savoirs individuels en un potentiel créatif démultiplié a été le projet de Martin en 1973, la société regroupe aujourd’hui près de cent-cinquante collaborateurs représentatifs de vingt-cinq nationalités, autour de douze architectes associés et figure dans le « top ten ». D’autres occupent des niches. Leurs sociétés produisent des projets de haut niveau en disposant d’une technologie avancée et d’équipes de pointe. De l’esquisse dans un espace virtuel reconstituant la réalité d’un site, les matières, le bruit et l’image de la pluie, puis le soleil dans un film de deux minutes qui nous fait visiter les abords et l’intérieur des logements ou des locaux,… jusqu’à la fin du chantier tout est maîtrisé et le dialogue avec les constructeurs ne souffre d’aucune faiblesse. A l’opposé Marianne élève ses trois enfants et fait des « petits projets » pour les communes et les particuliers de son canton. Ce service qu’elle rend est néanmoins attendu au meilleur niveau car les NTI véhiculent les images et la description des projets les plus sophistiquées. Complexité et volume de travaux sont à l’opposé les uns des autres mais pas moins nécessaires pour répondre à la demande et en appliquant les mêmes règles, normes et labels et obligations administratives.

L’ère numérique accroit le fossé entre d’une part les architectes qui préservent leur indépendance en choisissant une stratégie de développement appuyée sur des relations avec les professionnels de l’immobilier et une maitrise des technologies numériques qui va du programme à  l’application ; et d’autre part les architectes qui sont désormais dépendant d’outils numériques du commerce. Cet écart pèse lourdement sur la qualité des productions diffuses car le numérique peut altérer sérieusement les meilleures intentions.

En France en 2008, l’architecture pèse peu à côté de l’ingénierie ; 34 700 salariés (contre 188 100) et 6,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires contre 41,2Milliards d’euros. Mais sa situation financière apparaît nettement meilleure avec un taux de marge de 28,1% (contre 20,7%). En 2010, 116 agences d’architecture pouvaient faire état d’un chiffre d’affaire égal ou supérieur à 3 millions d’euros/an. La somme des chiffres d’affaires de ces « majors de l’architecture» (672 M€) ne représentait néanmoins que 2,7% du chiffre d’affaire de l’ingénierie de la construction[4] (25 200 M€) et de 4,8% du chiffre d’affaire du seul leader français du BTP, Vinci Construction. Dans ce contexte économiquement disproportionné, déterminer les stratégies qui permettent de se maintenir à niveau dans une compétition qui fait rage, est vital pour l’architecture.

Que tous puissent répondre à une demande et en vivre intellectuellement et économiquement dans tous les cas de figures, suppose que des éclairages très précis soient étayés par des études fines et suivies sur l’état de la profession. Le mode d’exercice libéral reconnu comme « non commercial » n’en n’a plus que le nom sur la déclaration fiscale. L’activité commerciale, la recherche de marchés, la communication sur l’activité et les partenariats relationnels sont devenus le principal moteur de la réussite, y compris dans le cadre des marchés publics.

Le « flou artistique » du parcours professionnel improvisé a vécu ; au delà des enquêtes déjà connue qui livrent annuellement un état global de l’activité des acteurs du cadre de vie, un développement considérable d’études approfondies de type « Observatoire » par région et par typologie de mode d’exercice, taille et compétence d’agence est attendu des architectes de la part des organismes professionnels.

Pouvoir s’orienter, choisir son parcours dès la sortie des ENSA, c’est l’attente des nouvelles générations.

Dominique Tessier, architecte, conseiller national de l’Ordre et président du Réseau des maisons de l’architecture

 

Notes

[1] La création architecturale engage ses auteurs par une intention sociétale, technique et formelle qui se traduit par l’originalité de l’œuvre.

[2] Le travail de Gehry par exemple.

[3] L’architecture de Gehry utilise un logiciel initialement dédié à la conception d’objets volants…

[4] Insee 2012 ;

Un commentaire au sujet de « Froufrou d’hier et d’aujourd’hui »

  1. Ducasse Gisèle

    Architecte - Métropole - 13004
    (2): Dans le film documentaire « Esquisses » de Sydney Pollack (2 006) sur Frank Gehry, l’architecte fait d’abord une maquette en papier carton (seul ou à 2); puis il donne sa maquette à numériser à un collaborateur. En 2 006, la conception de l’architecture de Frank Gehry est manuelle, l’outil numérique numérise les formes.

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