L’architecture, une expression de la culture urbaine et territoriale

- par Catherine Jacquot, présidente du Conseil national de l'Ordre des architectes. Comment fabriquer la ville ?

Les processus à l’œuvre dans la fabrication des villes ont la diversité des nécessités économiques, géographiques, culturelles. Quelques grandes typologies qui bien sûr peuvent cohabiter, illustrent ce qui est à l’œuvre à travers le monde.

A- Les processus à l’œuvre dans la fabrication des villes

1 La ville modélisée

La ville européenne est une magnifique superposition de strates d’histoire. L’urgence de l’urbanisation mondiale pose, à l’envers de ce processus historique, la nécessité de construire des villes en des temps records pour abriter bientôt 80% de la population mondiale. Des villes de plusieurs millions d’habitants surgissent en Chine, dans les pays du Moyen-Orient depuis à peine quelques dizaines d’années. Le modèle est souvent un plan d’infrastructures automobiles et autoroutières ; les bâtiments se répartissant selon ces réseaux, sont souvent eux aussi, la reproduction de modèles stylistiques et/ ou fonctionnels. Des investissements colossaux sont réalisés, des villes nouvelles s’érigent sur les continents en rapide développement selon les modèles universels de fonctionnalité, de coût et de délais. Tout ce que permet les nouvelles découvertes technologiques et notamment digitales sont intégrées. Là commence leur histoire, comme une utopie réalisée dont il s’agira ensuite de déconstruire le rigide modèle pour la rendre tout simplement humaine et habitable.

2 La ville réglementaire

Dans d’autres pays, un autre, processus est à l’œuvre ; ainsi la ville nouvelle de Zénata au Maroc qui se veut eco cité avec une trame aéraulique, une trame hydrique, pose le principe de l’alter-mobilité et définit des centralités par unité de vie plaçant les habitations à 5 minutes à pied des équipements de proximité. L’aménageur impose ses exigences par un référentiel avec les objectifs notamment environnementaux à atteindre.

Plus près de nous, des processus assez semblables sont opérants dans les quartiers nouveaux en France  dans les OIN notamment. Le projet urbain invente ses règles à Bordeaux, à Lyon, à Saclay…Un processus de conception urbaine par la règle et le projet n’impose pas de formes et laisse toute sa place au projet en définissant un programme ambitieux en matière de développement durable, innove dans ces infrastructures et ces réseaux de distribution primaires, définit les règles urbaines auxquelles devront répondre les constructions nouvelles. Ce processus est d’initiative publique. La collectivité ou l’établissement public encadre et délègue aux acteurs privés la réalisation opérationnelle. La pertinence de la gouvernance des collectivités est le fondement de la réussite de ces quartiers.

3 la ville spontanée

Elle naît des énormes conurbations urbaines de l’Amérique du sud ou de certains pays africains  dont les Etats n’ont pas les moyens d’investir massivement comme c’est le cas dans les pays pétroliers ou en Chine. Les migrations des campagnes vers les villes créent des villes anarchiques et sous équipées ; ces villes auront aussi à inventer leur futur  dont on peut souhaiter qu’il ne fera pas table rase de ce qui malgré la misère, est une histoire où les liens sociaux sont puissants.

La ville spontanée construit d’abord ce qui lui permettra de maintenir les liens et la l’organisation sociale, familiale. Un exemple en côte d’ivoire : Un quartier nouveau de centaines de logements neufs équipés est construit à côté d’Abidjan, il est presque achevé mais vide, les habitants  du bidonville tout proche préfèrent rester dans leur quartier insalubre car ils sont incapables d’installer dans ce nouveau quartier leurs modes de vie basés sur des structures sociales dont il n’a été tenu aucun compte dans le nouveau quartier.

Transformer le bidonville en une ville moderne, sûre et équipée est un défi économique et technique très difficile, que certains pays comme le Brésil ou le Maroc tentent de mettre en œuvre. Intervenir sur l’existant est toujours plus difficile que de construire sur des terres naturelles ou après avoir fait table rase des structures existantes mais c’est une démarche particulièrement riche puisqu’elle associe les habitants et s’enrichit d’une proto-urbanisation.

4 la ville patrimoniale

La ville « européenne » chargée d’histoire, n’échappe pas à la nécessité de se transformer. Elle ne peut le faire qu’en se reconstruisant sur elle-même. Son renouvellement a une grande inertie puisque en France par exemple, nous renouvelons notre patrimoine bâti résidentiel de 1% par an, et que 80% des logements actuels seront encore là en 2050. Le défi est donc la réhabilitation écologique de ce gigantesque patrimoine. Rien ne pourra cependant être engagé sans l’adhésion collective à ce projet ,sans la conviction des élus et des citoyens que ce chantier est une nécessité à la fois écologique et économique car toute transformation en profondeur du cadre de vie, de l’aménagement du territoire est une révolution culturelle.

La ville européenne se transformera « de l’intérieur », et tenir compte de l’existant induit une grande complexité de conception.

L’entièreté de notre pays est aménagée. Nous n’avons plus, à proprement parler, d’espaces naturels ; il suffit de survoler la France pour comprendre qu’elle est un immense parc, avec des terrains boisés, des terres agricoles, des terres construites de façon plus ou moins dense et diffuse, avec des métropoles comme des agglomérats qui irriguent autour d’elles. Tout y est aménagé , relié, équipé. C’est pourquoi il n’y a plus en Europe comme en  France d’opposition entre urbain et rural  mais une continuité-complémentarité, un système d’échanges, chacun ayant un impératif besoin de l’autre.

La planète entière est soumise à un double défi : le changement climatique qui bouleverse nos modes de vie et nos modes de production et réoriente la recherche scientifique dans le domaine de l’énergie et des transports pour contenir les émissions de gaz à effet de serre, d’une part et la révolution numérique dans le champ de l’information et de l’économie et des services urbains d’autre part. Ces deux mutations se croisent, interagissent, et ébranlent  un certain nombre de fondements culturels et économiques.

Au mouvement de mondialisation si fortement centripète et intégrateur où il semble que notre cadre de vie est soumis à un même système universel  s’oppose une forte résistance qui a deux visages : l’un « identitaire » qui se traduit parfois par une propension au repli sur soi, à l’enfermement dont les conséquences politiques sont à l’œuvre, l’autre, au contraire participatif, où le citoyen est partie prenante de la fabrication de la ville.

5 la ville résiliente

Ainsi voit on surgir depuis quelques années et cela se théorise petit à petit dans les écoles, un urbanisme que l’on pourrait appeler urbanisme de résilience qui s’expérimente avec des équipes pluridisciplinaires et des citoyens. Il intègre aussi bien des données humaines et sociales, qu’économiques et techniques.

La ville se répare au fur et à mesure de sa destruction dans un long processus de débats et de conception innovante, de créativité et d’inventions dans tous les champs de l’urbanité. Démarche intégratrice, holistique, elle n’est jamais achevée, chacun participe au projet. L’exemple de l’association « baie de Somme » et de la l’expérience menée dans la ville d’AULT  avec les habitants et l’école de Paris la Villette est très significative : elle prône une logique d’adaptation, pas d’actions par les normes mais des documents d’urbanisme qui séquencent les règles en fonction de la mutabilité du site. En effet la ville est peu à peu rongée par la mer. Avec le réchauffement climatique, de nombreuses villes littorales vont être soumise au stress de la montée de la mer. D’autres contrées subiront l’avancement du désert.

Ce processus d’urbanisation itératif et évolutif dans le temps est une expérience de  transformation résiliente pour les habitants.

La place de l’architecture

Dans chaque configuration de la conception de la ville, la place des architectes est largement définie par le processus de fabrication de la ville ou du quartier,

– Le modèle produit souvent une architecture médiocre,

– Lorsque le processus est réglementaire et encadré par un cahier des charges ou un référentiel qui inventent les règles en lien avec le projet, la place de l’architecture sera d’autant plus grande que les élus définiront clairement les conditions d’intervention de l’architecte auprès des promoteurs, de l’aménageur des financeurs des projets. C’est-à-dire, de la volonté de la collectivité de placer l’architecture au cœur du processus et de donner aux architectes les moyens d’accomplir leurs missions.

– Dans le processus participatif, les architectes sont les orchestrateurs d’un processus non fini  pour la conception de la ville et l’aménagement des territoires, les règles s’inventent selon les lieux.

Les architectes sont une profession ressource pour les politiques publiques. Et faire sans eux c’est éluder l’alchimie du beau et de l’utile, et se priver de la créativité qui nait de la synthèse des contraintes.

On voit que le processus de fabrication de la ville, l’élaboration des règles, le conseil aux élus sont déterminants pour que l’aménagement ou l’urbanisme suivent des processus vertueux. Les architectes doivent s’emparer de ces missions : le projet urbain, le projet territorial sont des projets où les architectes, à côté des autres acteurs doivent prendre place.

 

B- La révolution numérique à l’œuvre dans la transformation de la ville

Nous devrons prendre en compte les évolutions à l’œuvre sous la pression des évolutions numériques :

1- -Alors que se segmente la production d’énergie, que des plateformes proposent toutes sortes de services (covoiturage et hébergement, mais aussi plans de maisons, consultations juridiques etc.…), la valeur marchande se déplace, s’inverse même. De nouvelles valeurs se créent ; les émissions de CO², la qualité de l’air, la sobriété énergétique, le recyclage des déchets s’échangent, se vendent. Les grands réseaux traditionnels de transports et de fournisseurs d’énergie, les médias traditionnels vont devoir s’adapter à la prospérité de ces plateformes.

Le jeu traditionnel des acteurs est bouleversé, et en premier lieu, le rôle de la puissance publique. Très centralisatrice en France, gardera t-elle la gouvernance et le pouvoir de décision face à un éclatement de l’offre des transports et de l’énergie, notamment ? La somme des véhicules individuels partagés devient une nouvelle « infrastructure » de transport, de même les grands réseaux de l’énergie vont devoir tenir compte de la dispersion de la production.

2- Le découplage entre l’usage et la propriété.
Ce sont de nouvelles pratiques financières  qui se développent grâce aux plateformes internet ( Air bnb, Uber..) et à l’économie numérique

Elles transforment la ville, ses logements, ses équipements, ses réseaux de transports de communication, d’énergie et même ses espaces publics en un immense système de services.  C’est l’usage, travailler, habiter, se distraire qui est loué ou vendu et non le bien lui-même. Ainsi un parc de stationnement peut être mutualisé entre les occupants du jour et de la nuit, et il aura à gérer le chargement des véhicules électriques.

Une même construction peut ainsi avoir plusieurs usages. L’installation de services communs dans les immeubles d’habitation concerne aussi bien l’habitat participatif  que les constructeurs qui en font une offre commerciale.

Autre exemple, des maisons individuelles sont vendues sans leur terrain permettant ainsi à chacun d’accéder à la propriété. Le démembrement du droit à la propriété actualise l’usufruit qui permet l’utilisation et la location du bien et le droit de disposer du patrimoine, cette solution est de plus en plus utilisée dans les montages immobiliers qui visent à favoriser le logement abordable.

Cela ne signifie pas du tout la fin de la propriété, car tous ces biens ont des propriétaires mais ce ne sont pas ceux qui en ont l’usage ni même qui l’exploitent. La pratique des terres agricoles achetées par des consortiums financiers pour lesquels ces terres sont simplement des éléments de capital et de rentabilité transforme totalement la propriété des sols et l’agriculture.

Les temps de la ville se différencient et l’enjeu est d’optimiser les consommations et les usages en s’appuyant sur cette différenciation des temps.

Deux tendances semblent coexister pour le financement des investissements dans l’aménagement du territoire.

– Tout d’abord, des acteurs internationaux qui investissent dans le financement de projets urbains avec des financeurs comme IKEA ou AUCHAN, sont de plus en plus nombreux dans les grandes villes européennes, Google , Apple, et les autres champions mondiaux du numérique prennent aussi de plus en plus de place.

Nous  pouvons parler de privatisation du financement des biens urbains : vente de biens (fonciers, bâtiments..) et de services publics  (énergie, communication, transports..) aux investisseurs les plus offrants.

Cette privatisation a des conséquences sur la forme de la ville, ses espaces publics, son habitat : Macro lots, ventes de propriétés foncières publiques à l’encan, BID (Business Improvement District), « gated communities », ensembles résidentiels sécurisés, etc.

Elle a bien sûr des conséquences sur les acteurs architectes, concepteurs qui ont de plus en plus de difficultés à être en lien direct avec l’élu ou la collectivité qui se transforment en acheteur et dont les liens avec les concepteurs sont souvent médiatisés par un investisseur, un  promoteur ou une entreprise au détriment du conseil que ceux ci pouvaient leur apporter.

– Simultanément, le local voire l’hyperlocal trouve une importance accrue notamment dans la démarche d’un urbanisme résilient décrit plus haut, favorable aux circuits courts et à l’économie circulaire. Les associations d’habitants se font de plus en plus entendre et les élus tentent d’organiser une réelle participation des citoyens, l’habitat participatif , bien que marginal se développe comme d’autres formes coopératives pour des habitats singuliers.

L’émergence de l’économie de partage permet un meilleur accès à des biens, à la localisation attractive et brouille la frontière entre l’économie marchande et l’économie non marchande.

C’est le rôle de la puissance publique  qui est  interrogée. Une politique publique dans les métropoles pour équilibrer les rapports public/ privé dans l’intérêt  général sera nécessaire pour préserver un bien commun.

Devant les changements à l’œuvre, comment réguler ces mutations pour que  les nouveaux modes de financement de la ville soient au service de l’intérêt général ?

Si le nombre d’opérateurs se démultiplient, la collectivité locale se doit d’avoir une capacité d’action sur ce service polymorphe.

Il s’agit de réinventer le service public de la ville. La révolution numérique modifie les principes du service public comme elle modifie ceux de la commande publique. Comment garantir l’égalité de tous à ces services ? Les collectivités locales, devront à leur tour se donner les moyens de régulation des plateformes.

Pour cela la ville devra elle-même se doter des moyens numériques pour interagir avec ces réseaux. Elle devra être elle-même une plateforme de contrôle et de d’assemblement d’initiatives privées.

Sur le plan social, la ville qui se consomme, qui offre des services démultipliés extrêmement individualisés risque de distendre le lien commun entre les citoyens alors qu’en même temps émerge une ville participative qui s’organise en dehors de la représentativité des élus et sans les grands opérateurs.

Comment éviter de transformer la ville – métropole en une foire à l’encan de terrains, d’immeubles et garder une politique publique anti discriminatoire ? Comment faire émerger les processus participatifs, et insuffler les méthodes de la ville résiliente dans la conception des projets urbains et des immeubles soumis à forte pression financière ?

Il n’y a pas que les transports, l’énergie ou de logement qui proposent des offres sur les plateformes, les services intellectuels sont là aussi : le droit, l’architecture et toutes sortes de consultations y sont présentes. Les institutions comme l’Ordre des architectes  devront se donner les moyens de régulation pour la sécurité du public.

C’est le rôle de l’architecture  qui est interrogé, et par elle, celui de la ville construite comme expression de la culture.

Les modèles urbains les plus éculés peuvent coïncider avec la nouvelle économie numérique de la ville et l’offre de services des plateformes internationales.

Les architectes ont à prendre position en définissant clairement leurs missions, en étant exigeant sur la valeur de leur prestation. Ils sont capables de créer des conduites solidaires,  de valoriser le travail approfondi qu’ils réalisent sur les usages, les modes d’habiter de travailler, conscients de leur responsabilité vis à vis de l’espace public, de l’environnement, des territoires.

Pour valoriser les apports de l’architecture comme richesse culturelle et économique. L’architecture doit s’emparer, pénétrer le territoire dans son ensemble. Il ne s’agit plus seulement de concevoir un bâtiment objet (modèle) mais bien de construire un bâtiment réseau (résilience) en prise étroite avec son environnement. Les projets de territoires, les projets urbains sont architecture.

Les évolutions économiques et numériques, peuvent être des opportunités sociales et démocratiques à condition de ne pas disperser le bien public urbain en une multiplicité de services et de biens de consommation. Les architectes et les paysagistes, les concepteurs, doivent s’emparer, aux côtés des élus, des missions d’aménagement et d’urbanisme afin que la ville ne soit pas simplement une offre de services et le citoyen un consommateur, mais bien une œuvre collective pour construire le patrimoine de demain.

Catherine Jacquot, présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes
le 12 Mai 2017

 

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