Depuis des siècles les villes se transforment en fonction de la nécessité ET du volume des échanges de toutes natures.[1] La ville présente également des fondements politiques et religieux, elle implique une stabilité de l’organisation collective. Les techniques d’information et de communication participent au fait urbain comme support des échanges ; par ce fait, le phénomène urbain est lié à l’écriture. L’essence de la ville est culturelle.
Partant de ce point de vue, interroger l’évolution des fonctions et des représentations des villes nécessite de prendre en considération les facteurs de changement. Depuis dix ans de façon ostensible des impératifs techniques[2] sont mis en avant, visant à prendre des décisions à long terme en matière d’environnement et de développement durable, en particulier pour restaurer la biodiversité tout en diminuant les émissions de gaz à effet de serre et en améliorant l’efficience énergétique. Curieusement (ou pas), sur le versant social, la parité entres les femmes et les hommes[3] n’est pas encore retenue comme un facteur d’évolution des villes pourtant caractérisées « androcentriques ».
Et pourtant, la parité homme-femme s’imposera assurément comme la plus grande transformation de la civilisation depuis l’abolition de l’esclavage. La notion révolutionnaire des droits de l’Homme et du Citoyen fonde depuis le XVIII° siècle la culture démocratique des sociétés occidentales et inspire les mouvements émancipateurs dans le monde mais dans l’ignorance de l’égalité entre les femmes et les hommes[4]. La parité dépasse « les droits de l’Homme et du Citoyen des Lumières » car, si tous les droits partagés désignaient la possibilité d’être égaux sans être les mêmes – donc d’être citoyens sans devoir être biologiquement et culturellement identiques – ces droits cantonnaient néanmoins les femmes dans un rôle domestique[5]. Trop de moyens de communication échappent désormais aux pouvoirs centralisés pour que cette aspiration des femmes à l’égalité des sexes s’épuise[6], le mouvement est irréversible malgré les freins patriarcaux et une domination encore massive des mâles.
A la tête des collectivités, le décideur est souvent un homme. 16% des maires de France élues en 2014 et 8% des présidentes de Conseil Départemental élues en 2015 sont des femmes. 98% des noms de rues, places ou avenues sont attribués à des hommes. Ces édiles pensent construire une ville pour tous, mais quand on regarde, on s’aperçoit qu’ils la construisent surtout pour eux-mêmes, la considération de ceux qui les soutiennent, la postérité de leur représentation… Aujourd’hui, les femmes au pouvoir sont obligées de prouver qu’elles peuvent faire ce que des hommes font et ne se démarquent pas encore résolument par une conception différente de l’urbanisme, l’architecture, les équipements sportifs, les lieux d’échange… [7]
Aujourd’hui, la ville conjugue toutes les formes de la domination masculine y compris par des formes d’architectures et par la conception des espaces publics. Des bouches de métro sortent une nuée d’hommes et une poignée de jupes. La rue est ouverte à tous, mais de nombreux endroits sont vides de présence féminine. Les femmes ne sont pas à proprement parler absentes de la ville, mais elles ne prennent guère le temps d’y flâner seule, notamment parce qu’elles passent plus de temps au foyer à s’occuper des tâches domestiques[8].
A cette première inégalité s’ajoute une seconde, la fréquentation de l’espace public est source de difficultés spécifiques à leur sexe. En effet, la première cause en est le sentiment d’insécurité[9]. Un sentiment renforcé par le harcèlement de rue dont sont massivement victimes les femmes[10]. Ce sentiment d’insécurité peut être renforcé par l’architecture : éclairages manquants, «dents creuses», recoins sombres à l’odeur acre d’urine des mâles, participent de ces peurs. Les femmes préfèrent alors contourner, plutôt que de risquer d’être harcelées ou agressées. Il en résulte des délaissés à l’usage exclusif des hommes.
Si les femmes ne s’attardent pas en ville, c’est aussi parce qu’elle n’a pas été pensée pour elles, notamment pour tout ce qui concerne les équipements de loisirs et les espaces sportifs[11], fréquentés aux deux tiers par des hommes, comme l’ont montré les travaux des sociologues Edith Maruéjouls et Yves Raibaud[12] [13]
Par exemple, la constitution d’espaces de loisirs spécifiquement masculins et la valorisation des « cultures masculines » représentent l’essentiel des pratiques autonomes et en accès libre de la jeunesse. La « non mixité » et le renforcement des inégalités sont patents du fait que les activités non mixtes masculines sont beaucoup plus importantes que les activités non mixtes féminines. De fait, les filles décrochent à partir de l’entrée en sixième, elles disparaissent des équipements et espaces publics destinés aux loisirs des jeunes. L’analyse de la répartition des filles et des garçons dans les espaces, équipements et temps de loisirs de trois communes périphériques de l’agglomération bordelaise montre l’hégémonie des garçons sur les loisirs organisés et le décrochage massif des filles à l’entrée au collège. Tout se passe comme si les garçons investissaient les espaces publics lorsqu’ils ne trouvent plus de réponses dans des pratiques encadrées, alors que les filles disparaissent de ces espaces et se replient vers la sphère privée.
S’inscrivant dans une approche de géographie sociale, ce constat issue de la thèse de Edith Maruéjouls[14] développe la pertinence d’une approche féministe comme paradigme scientifique dans la compréhension d’une territorialité différenciée femmes/hommes dans l’espace public. L’étude met en avant quatre constats forts :
- L’offre de loisirs subventionnée s’adresse en moyenne à deux fois plus de garçons que de filles.
- Les activités non mixtes masculines sont beaucoup plus importantes que les activités non mixtes féminines.
- Les filles décrochent à partir de l’entrée en sixième, elles disparaissent des équipements et espaces publics destinés aux loisirs des jeunes.
- La constitution d’espaces de loisir spécifiquement masculin et la valorisation des « cultures masculines » représentent l’essentiel de la pratique jeunesse autonome et en accès libre.
D’autres exemples amènent à un semblable constat, comme l’omniprésence des pissotières et des distributeurs de préservatifs dans l’espace public et accusent la domination masculine dans l’organisation des métropoles, des villes, de leurs périphéries. Ne doutons pas un seul instant qu’à terme, lorsque la parité réelle sera imposée à tous les niveaux de décision, une transformation radicale adviendra ; mais est-il besoin d’attendre pour agir ? Cette réalité en terme d’aménagement et d’urbanisme est, selon le CNJU (Collectif National des Jeunes Urbanistes), vouée à changer : 75% des urbanistes sont de genre féminin en 2014. En attendant, de 1989 à 2016, la France a décerné 24 « Grand prix de l’urbanisme » dont 22 à des hommes.
Il n’y a pas d’éco-responsabilité sans parité ; il n’y a pas d’équilibre public-privé sans parité, l’architecte est un des maillons de cette évolution, il doit en avoir conscience et se saisir de cette opportunité[15] pour susciter les transformations qui s’imposent. La finalité de l’architecture est de contribuer à élever les rapports sociaux. Sans attendre l’aboutissement de la parité sexuelle, les lieux et les signes de subordination sexuelle dans l’espace public doivent disparaître entraînant avec eux les lieux sans qualité et la banalité.
Dominique Tessier, architecte et conseiller national de l’Ordre
Notes
[1] « La ville est née avec la route », affirmait l’historien Georges Duby. C’est dire qu’elle est un produit de l’échange qui accompagne la division du travail. Cette partition géographique de l’espace révèle une division technique et sociale de l’emploi. Elle apparaît avec la formation des classes sociales qui permet la mobilisation nécessaire du surplus agricole. La ville n’est pas le lieu du travail, mais celui de l’organisation sociale et spatiale du travail. Elle est le lieu du pouvoir économique. L’essence du fait urbain est l’organisation tertiaire de l’économie.
[2] Grenelle Environnement 2007
[3] La loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes vise à combattre les inégalités entre les femmes et les hommes dans les sphères privée, professionnelle et publique.
[4] La France c’est entre autre, 75.000 viols par an, trois quarts d’hommes à l’Assemblée nationale et une femme qui meurt sous les coups de son conjoint tous les trois jours.
[5] la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, énumère des droits ne s’appliquant qu’aux hommes, alors que les femmes ne disposaient pas du droit de vote, de l’accès aux institutions publiques, aux libertés professionnelles, aux droits de propriété, etc.
[6] La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne Olympe de Gouges défend, la cause des femmes, écrivant ainsi que « la femme naît libre et demeure égale en droits à l’homme ». Ainsi se voyait dénoncer le fait que la Révolution oubliait les femmes dans son projet de liberté et d’égalité. Ce projet fut refusé par la Convention et Olympe de Gouges fut guillotinée.
[7] De 1992 à 2016, il a été créé 8 lignes de Tramway en île-de-France desservant 182 stations. 13 stations portent le nom d’une femme. La mairie de Paris mène des actions. Des marches exploratoires ont lieu la nuit ; des femmes se promènent en ville pour réfléchir à ce qui exacerbe leur sentiment d’insécurité.
[8] En moyenne une heure de plus que leurs conjoints selon une étude récente de l’INSEE
[9] une femme sur cinq âgée de 18 ans à 29 ans a déjà essuyé des injures hors du ménage, et une sur dix a subi des caresses et des baisers non désirés et autant des menaces.
[10] Selon l’enquête Insee sur les violences faites aux femmes de 2007
[11] Pour essayer de lutter contre ces «no-go zones» pour femmes, des féministes ont eu l’idée d’organiser des «marches exploratoires». Le principe de ce dispositif inventé au Canada à la fin des années 1980: observer et analyser avec un petit groupes d’habitantes du quartier pourquoi certains endroits se sont transformés en repoussoir et formuler ensuite un véritable diagnostic.
[12] Les travaux des chercheurs montrent que ces terrains multi-sport sont fréquentés à 100% par des garçons, et à 95% pour les skateparks. «Presque toutes les mairies ont un “City Stade” (terrain multisports) ou un skate-park. Les équipements sportifs, en général, profitent deux fois plus aux garçons. Il n’y a par exemple pas un seul espace de danse dans l’espace public. Quid de la question des loisirs des femmes?», s’interroge Edith Maruéjouls, qui se désole que «la plupart des urbanistes n’aient jamais entendu parler de ces enjeux». «Les grands stades ne sont fréquentés que par 3% de femmes. On n’imaginerait même pas un grand stade de 40.000 places dédié à des activités pratiquées majoritairement par les femmes. Il y a là un enjeu d’égalité dans l’utilisation de l’argent public», complète Yves Raibaud.
[13] Yves Raibaud, « La ville faite par et pour les hommes », Belin ed, collection égale à égal 2015
[14] Mixité, égalité et genre dans les espaces du loisir des jeunes : pertinence d’un paradigme féministe ; thèse soutenue le 23-10-2014 à Bordeaux 3, sous la direction de Guy Di Méo dans le cadre de École doctorale Montaigne-Humanités
[15] la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes vise à combattre les inégalités entre les femmes et les hommes dans les sphères privée, professionnelle et publique.
Architecte
Skatecism
Avant de s’attaquer à l’urbanisme sexiste, vaste programme, il faudrait prendre garde au langage en évitant les métonymies abusives. La femme ne se différencie pas de l’homme par sa jupe, ou alors il aurait fallu parler de cravates… Et quand bien même, il n’est souhaitable, ni pour une jupe, ni pour une cravate, de faire partie des foules qui se pressent dans le métro tous les matins à l’heure du café pour aller pointer. Si quelques femmes parviennent encore à échapper à cette absurde routine, tant mieux pour elles !
Mais là n’est pas le propos.
Vous nous parlez ici de l’urbanisme contemporain, qui favoriserait les hommes dans la ville.
Si on suit ce même raisonnement, qu’en est-il des jardins et squares pour enfants majoritairement fréquentés par les femmes ? Est-ce de l’urbanisme pour les femmes ? Non, c’est un urbanisme qui répond à un besoin que la ville elle-même a créé. Nous n’aurions pas besoin de parc ou de square si la forêt était encore au bout du chemin.
Ne nous leurrez pas, si on crée des « skate-parcs » et des « city stades », ce n’est pas pour le bonheur des hommes. Simplement, ces activités sont indésirables en ville car elles portent atteinte à l’ordre public. Si on installe des pissotières, c’est parce que les hommes s’en passent. Le jour où les femmes se soulageront à tous les coins de rues, elles auront peut-être droit à des pissotières adaptées ! Quant aux distributeurs de préservatifs, ce service n’est pourtant pas destiné aux homosexuels…
C’est donc l’urbanisme sécuritaire qu’il serait bon d’aborder ici. Et celui-là, peu importe le nombre de femmes urbanistes, il conquiert doucement nos villes, et cela en toute discrétion, puisqu’il ne doit pas être visible !
Les débats sur le sexisme n’auront pas de place dans la ville tant que la logique urbaine (sécuritaire entre autre) ne doit son existence qu’à la logique capitaliste, et uniquement à celle-ci.
Arrêtons de nous faire croire qu’on résoudra les problèmes de société avec la suppression des angles morts, des redents et des contre-jours, ou qu’on règlera les problèmes d’égalité avec des parcs de danse. De la même façon que les skate-parcs n’empêchent pas les skateurs mais en cadrent la nuisance, l’urbanisme sécuritaire n’empêche pas le crime, au « mieux » il le déplace.
Soyons délinquantes, ils nous feront de l’espace !
Réponse de la bergère au berger.
Bravo!
Architecte - Métropole - 75002
Je remercie Dominique Tessier pour cet éclairage pertinent et dénué selon moi de naïveté doctrinaire. Je partage, comme de plus en plus d’élus, ce regard nouveaux sur les usages des espaces urbains.
Architecte - Métropole - 75002
Je remercie Dominique Tessier pour cet éclairage pertinent et dénué selon moi de naïveté doctrinaire. Je partage, comme de plus en plus d’élus, ce regard nouveau sur les usages des espaces urbains.
Un article du Monde sur cette question : Des marches exploratoires « pour réinvestir les espaces publics occupés par les hommes ». Depuis 2014, dans une douzaine de villes françaises, des habitantes tentent de se réapproprier l’espace public et améliorer leur environnement en arpentant les rues.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/societe/article/2017/05/20/des-marches-exploratoires-pour-reinvestir-les-espaces-publics-occupes-par-les-hommes_5131077_3224.html#4267sI0hQOMzJdCd.99